Ernest Leroux
Il y a bien longtemps un seigneur, rustre et cruel, oppresseur des misérables, tourmentait de toutes les façons possibles ses paysans. Il exigeait d’eux toute espèce de corvées et les faisait bâtonner à la moindre occasion.
Un pauvre laboureur finit par perdre patience et résolut de quitter le village avec toute sa famille.
Dans la chaumière qu’ils avaient habitée jusqu’alors, on entendait depuis toujours piauler sans cesse un je ne sais quoi derrière le poêle ; ils avaient bien souvent cherché ce que cela pouvait être, retournant maintes fois le foyer sens dessus dessous, mais ils n’avaient jamais rien trouvé.
Le jour de leur départ, pendant qu’ils enlevaient leur pauvre mobilier, ils entendirent, encore une fois, derrière le poêle, ce bruit de plus en plus fort. Tandis qu’ils prêtaient l’oreille… Voici que sortit du foyer une jeune fille, maigre et pâle.
– « Quel diable cela peut-il être ? » cria le père.
– « Juste ciel ! » s’écrièrent la mère et tous les enfants.
– « Je ne suis pas le diable » répliqua la frêle créature « Je suis votre misère : j’ai appris que vous déménagiez, il faut donc que vous m’emmeniez ».
D’abord effrayé, le laboureur qui n’était pas bête, réfléchit un moment. Il n’allait certainement pas prendre ce fardeau avec eux. Il lui fallait trouver le moyen de s’en débarrasser.
Il pourrait lui sauter dessus et l’étrangler mais elle était si fine et si leste qu’il n’arriverait probablement pas à l’attraper.
Au contraire, ce dernier s’inclina profondément devant elle et dit :
– « Madame, puisque vous vous plaisez tant avec nous, accompagnez-nous ; mais, comme vous voyez, nous sommes sans aide pour notre déménagement, soyez assez bonne pour nous aider un peu ».
La misère y consentit et voulut prendre quelques légers ustensiles mais le laboureur, qui avait son idée, les donna à ses enfants en lui disant qu’il avait besoin d’elle pour prendre un lourd billot de bois qu’il avait oublié dans la cour. La précédant, il la conduisit vers l’endroit. Il ouvrit le bloc d’un coup de hache, et la pria poliment de l’aider à soulever cet objet si lourd.
Comme elle ne savait comment s’y prendre, le laboureur lui montra la fente où elle devait mettre ses doigts qu’elle avait longs et fins. Notre bonhomme, tout en feignant de l’aider, enleva brusquement sa cognée et les doigts de la créature restèrent pris à l’intérieur. La misère eut beau crier, gémir, se démener, rien n’y fit, elle demeura coincée dans le billot pendant que le paysan et sa famille s’empressèrent de quitter la région.
De son côté, le seigneur, qui voulait louer de nouveau la chaumière, vint la visiter quelques temps plus tard.
Qui trouva-t-il ?
La pâle jeune fille qui se débattait, les doigts pris dans un billot. Contre toute attente, il eut pitié d’elle. Il enfonça un coin dans le bois et la délivra.
Qu’arriva-t-il ?
Eh bien, à dater de ce jour, la pâle misère ne quitta plus son libérateur qui gaspilla si bien toute sa fortune qu’il devint pauvre à son tour.