V. Blasco-Ibanez
Lorsque nous étions petits, mon grand-père avait l’habitude de nous raconter les aventures du Soccarao. L’histoire se passait sur la plage de Torresalinas, qui était autrefois, le rendez-vous de tous les pêcheurs. On pouvait y voir un nombre incalculable d’embarcations. Des batelets, aux flancs blanc et bleu, des barques noires attendant l’hiver pour prendre le large…
Le Soccarao, qui signifie dans notre dialecte, « mauvais coucheur », était le plus fameux de tous les bateaux qui aient tenu la mer d’Alicante à Carthagène. On le surnommait ainsi à cause de sa promptitude à la manœuvre et de ses luttes furieuses contre les éléments.
Sainte vierge ! disait mon grand-père, en avait-il gagné de l’argent ce damné avec ses voyages d’Oran jusqu’à nos côtes. La panse remplie à ras bord de ballots de tabac, il faisait tous les mois deux voyages et l’argent coulait à flot dans le village, jusqu’au jour où le gouvernement décida de s’attaquer à la contrebande qui nourrissait si bien le monde jusqu’à nos propres douaniers, qui sans cela n’auraient pu nourrir leur famille.
L’état s’équipa donc de canonnières et s’en fut fini du bon temps. Le métier empira de jour en jour. Le Soccarao ne faisait plus ses voyages que de loin en loin, avec toutes sortes de précautions, car le patron savait qu’on les avait à l’œil.
Pour la dernière tournée, ils étaient huit à bord avec mon grand-père. Ils revenaient d’Oran, quand, vers midi, ils aperçurent à l’horizon un vapeur qui commença à tirer dans leur direction. Si au premier coup de canon, aucun dommage ne fut à déplorer, le second atteignit le mât en déchirant voiles et cordages, faisant craindre à l’équipage d’être pris et de finir en prison !
Mais le capitaine, qui valait bien son bateau, dit à ses hommes :
« Mes enfants, hisser la voile neuve. Si vous êtes vifs, ils ne nous prendront pas ! ».
Il ne parlait pas à des sourds ! En dix minutes la voile fut mise en place et, arrivé en vue de Torresalinas, il leur fit virer de bord et se mit à crier :
« A la côte, les gars, à l’échouage ! L’important c’est la marchandise, le bateau, lui, saura bien se sortir de ce mauvais pas ! » et à pleine voile, ils foncèrent sur la plage.
Voyant la felouque cingler vers la terre et assurée de les tenir enfin, la canonnière cessa de forcer sa marche et ne tira plus.
Quand la proue du Soccarao toucha le sable, tout le village était déjà là, car on l’avait vu et jugé de la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait. Il faut dire que la moitié des gens étaient des parents et que l’autre, vivaient de son commerce. Tous s’étaient donc précipités et attendaient pour entrer en action.
Dès cet instant, il fallut voir le branle-bas de combat ! Ils se jetèrent sur la barque. Les gamins se faufilaient comme des rats dans la cale pendant que les adultes se lançaient les ballots du haut du pont. Les hommes, pieds nus, les femmes, la jupe entre les jambes. En un clin d’œil, la cargaison disparue comme si le sable l’avait engloutie et peu après, tous s’évanouir dans les ruelles, tels des fantômes.
Quelques matelots, restés sur la plage, s’attaquèrent à la felouque, lui enlevèrent ses voiles, ses ancres, ses rames et démontèrent son mât.
Une demi-heure plus tard, le bateau n’était plus qu’un ponton vide, à l’exception de trois ballots de mauvais tabac, laissés là pour justifier de la saisie. Pour finir, on le repeint intégralement, faisant ainsi disparaître son nom et son matricule.
Quant au capitaine, quand tout fut fini, il se dirigea tranquillement vers le village avec tous les papiers de bord sur la poitrine en chantonnant :
« Chou blanc, messiers les douaniers, chou blanc ! ».
Lorsque la canonnière accosta à son tour, un canot fut envoyé et plusieurs soldats sautèrent à terre avec fusils et baïonnettes. De leur côté, les villageois qui observaient la manœuvre, riaient de bon cœur et auraient ri, encore bien davantage, s’ils avaient vu, comme mon grand-père qui s’était joint à des pêcheurs, la tête de ces gens-là, quand ils trouvèrent pour toute cargaison que quelques paquets de camelote.
On peut dire que ce jour-là, vraiment, on avait joué un bon tour au gouvernement !