La guerliche

Charles Deulin

Au temps jadis, il y avait au village de Guirsch un petit garnement qu’on appelait justement la Guerliche, parce qu’au lieu d’aller à l’école, il passait son temps à dépeupler, sans miséricorde, les étangs de toutes carpes, tanches et perches ainsi que tout volatile s’y reposant. Ce qui en faisait l’unique souci du mayeur de ce village.

Bien longtemps après, par un lundi de ducasse, un grand drôle, s’arrêta devant le cabaret du village.

– « Messieurs et dames, vous voyez devant vous l’incomparable Brambinella, escamoteur en chef de Sa Hautesse le grand sultan et autres têtes couronnées ». Il exécuta alors différents tours au grand ébahissement des villageois tout en escamotant moult florins et bagues.

– « Tu n’es mie manchot, fieu » dit le mayeur en clignant de l’œil « mais j’ai idée que tu étais encore plus adroit, quand tu escamotais mes canards.

– Vous m’avez donc reconnu ? Et vous avez toujours vos canards sur le cœur ?.

– Toujours ! Et tu n’as qu’un moyen de me les faire digérer… Toine Balou, notre berger, te sens-tu de force à lui escamoter son troupeau ?.

– Commandez un pot de bière. J’vous ramène vos moutons en moins d’une heure ».

Quand Toine arriva à sa pâture, il vit tout à coup un corps d’homme qui se balançait aux branches d’un chêne. Sans traîner, il expédia son troupeau plus loin sans se retourner. Deux cents pas plus loin, nouveau pendu ! Encore un ! se dit Toine, et une sueur froide lui passa dans le dos. Deux cents autres pas, Troisième pendu. Il n’y put tenir davantage. Saisi d’une terreur folle, il s’enfuit laissant derrière lui houlette, panetière et troupeau !

Ces trois pendus n’en faisaient qu’un, et bien portant ! La Guerliche, rassembla les moutons et revint au village.

– « Tu es un homme trop précieux pour que je laisse partir d’ici » dit le mayeur. « Sais-tu lire et écrire ? ».

– « Lire, écrire et compter ».
– « Eh bien, fixe toi à Guirsch. Tu gouverneras sous mon nom ! ».

– « Prêtez moi quelques milliers d’écus pour construire un moulin, et j’accepte ».

Et c’est ainsi que d’escamoteur la Guerliche devint greffier de mairie et meunier.

Or, il arriva un jour que le roi des Pays-Bas, passant par là, remarqua le moulin et la ferme qu’il trouva des plus beaux. Voila un propriétaire qui a plus de bonheur que son roi ! J’vas lui en donner du souci moi !

Il fit querir le mayeur et décida de lui poser deux questions aussi farfelues que fantasques :

1) Ce que pèse la lune.

2) Ce que qu’il était en train de penser. En cas de mauvaise réponse… la corde autour du cou !

Le mayeur se voyant déjà pendu haut et court raconta à la Guerliche ce que le roi exigeait de lui.

– « La corde qui doit vous servir de cravate n’est point encore filée ! J’irai là-bas à votre place puisqu’on n’y connaît point votre figure ».

Au jour dit, la Guerliche se présenta au palais.

– «  Ah ! Ah ! Mon gaillard. Tu t’es donc soucié de savoir ce que pèse la lune ? ».
– «  Il a bien fallu, sire. Elle pèse 1 livre et la preuve c’est qu’elle a quatre quarts ».

– « Et maintenant, pourrais-tu me dire ce que je pense ? ».
– « Parbleu ! oui, sire. Votre Majesté pense que je suis le mayeur, alors que je ne suis que son serviteur ».

– « Je te nomme premier ministre ! » s’écria le monarque.

Mais la Guerliche refusa et fut nommé meunier du roi des Pays-Bas. C’est la plus grande preuve d’esprit qu’il ait donnée durant sa vie -non moins grande que celle qu’il donna après sa mort-.

Il rendit son dernier soupir tandis qu’on retournait la dernière gaufre du jour de l’an. On en glissa plusieurs dans son cercueil et il arriva à la porte du paradis, un petit paquet de gaufres sous le bras..

Pan ! Pan ! Le guichet s’ouvrit.

– « Vous vous trompez de porte, nous ne recevons point les voleurs ».

La Guerliche insista, plaida sa cause à plusieurs reprises devant différents saints, jusqu’au moment où ne restaient plus que des enfants à convaincre.

Pan ! Pan ! On n’entre pas ! On n’entre pas !
« Ah ! vous voilà, mes petits fieux. C’est justement pour vous que je viens. Ne me reproche-t-on point d’avoir escamoté la farine de mes pratiques ? Ce que j’en faisais, c’était simplement pour vous apporter un paquet de bonnes gaufres sucrées. Ouvrez vite et tendez vos mains, mes enfants ».

Les saints Innocents ouvrirent la porte et se précipitèrent vers la Guerliche qui entra librement en distribuant des gaufres à droite et à gauche.

Et voilà comment, l’incomparable Guerliche, Brambinella, une fois de plus, arriva à ses fins.